Témoins de l'histoire.
Témoignages de femmes internées dans las camps de Brens et de Rieucros.


L'arrivée au camp

souvenirs et témoignages

Nous qui étions internées durant la guerre dans un camp français, nous essayames avec un tranquille acharnement de sonder les ténèbres qui s'avançaient irrésistiblement et dont nous ne savions comment nous préserver.

Les troupes allemandes étaient entrées en France en mai 1940 et avec elles, la Gestapo et les S.S. Entre leurs mains se trouvait notre destin. Les uniformes noirs aux deux éclairs meurtriers avaient déjà fait leur apparition dans notre camp. Ces entretiens avec la direction du camp ne pouvaient rien signifier de bon, sinon ce que nous connaissions pour l'avoir vécu, la mort, le malheur pour des milliers d'hommes, pour des peuples entiers, à mesure que l'occupation hitlérienne après l'Allemagne gagnait l'Autriche, la Tchécoslovaquie, puis de nombreux pays d'Europe. Maintenant, c'était le tour de la France. Comment pourrions nous échapper, nous qui nous trouvions dans la souricière d'un camp d'internement policier.
Beaucoup d'entre nous avaient été arrêtées dans la nuit du 1° septembre 1939 dans un Paris plongé depuis des jours dans les ténèbres lourds de pressentiments. Nous n'avions même pas su, lors de notre arrestation, que la guerre était là. Nous ne parvenions pas à comprendre pourquoi nous nous trouvions incarcérées dans cette France qui nous avait accueillies d'une façon si hospitalière, qui nous avait donné asile, alors que nous avions fui la terreur hitlérienne qui pesait sur notre pays.
Nous nous étions d'abord cramponnées à l'idée d'une erreur qui ne manquerait pas d'être bien vite éclaircie. Mais bientôt des femmes d'autres nations étaient arrêtées à leur tour. La prison de la "Petite Roquette" s'emplissait, peu à peu. L'on nous transferra alors à Rieucros (Lozère) et Brens (Tarn). D'autres femmes originaires des pays qu'Hitler avait envahis vinrent nous rejoindre. Autrichiennes, tchèques, polonaises, de même qu'anglaises ou femmes de Finlande jugées suspectes par les occupants, leurs pays étant des alliés pour la France. Enfin ce fut le tour des françaises. Plus le temps s'écoulait, plus elles arrivaient nombreuses. Alors nous comprîmes que nos requêtes pour une mise en liberté étaient illusoires. Toutes ces femmes internées étaient là, parce qu'elles refusaient l'occupation de l'hitlérisme et de ses comparses. Les françaises, elles, avaient compris que la drôle de guerre n'avait pu que permettre à Hitler de poursuivre son plan de domination, de réaliser les plans de son "Mein Kampf". Notre sort devenait commun à celui de toutes ces victimes, notre douleur se mêlait à la grande douleur des peuples, à celle du peuple français.
La drôle de guerre s'était transformée en une invasion sanglante de la France par les armées allemandes. Nous entendions parler par nos gardiennes de la fuite de dizaines de centaines de milliers de familles sur les routes de France. Nous savions par cette même source que les avions à croix gammées tiraient sans cesse sur les fugitifs sans défense. Peu à peu l'ombre de la croix gammée s'étendait vers nous de plus en plus menaçante.

Par des femmes récemment arrivées, nous apprîmes que les S.S. et la Gestapo recherchaient en tout lieux les hommes et les femmes de leur pays.
La direction du camp assurait toujours qu'elle ne nous livrerait pas. Fallait-il croire cela ? la direction le pourrait elle ? le ferait-elle ? L'avenir était rempli de points d'interrogation.
Quelques étrangères réussirent alors à obtenir des passeports pour émigrer outre-atlantique, au Mexique. Quant à nous, que pouvions nous faire sinon attendre. Les évasions n'étaient guère faciles avec les barbelés qui nous entouraient, avec les gardiens et gardiennes qui, de jour et de nuit, nous surveillaient. Et puis Mende, perdue dans cette âpre Lozère, se trouvait dans un cul de sac, sans issue ou presque. Et notre camp, éloigné de Mende de quelques kilomètres, était encore plus isolé.
Dans ces conditions, combien parait dérisoire le sac à dos préparé avant l'entrée des troupes d'Hitler, pour fuir.

Et chacune vivait avec cette obsession permanente. Et aussi avec ses propres soucis personnels, ses peines et ses chagrins intimes.
Je ne peux à ce sujet qu'évoquer le sort particulièrement tragique de nos amies polonaises.
Nous vivions avec elles depuis le début de notre existence au camp. Beaucoup d'entre elles se trouvaient dans notre baraque. Mois après mois, nous avions appris ce qu'il en était du sort angoissant de leurs familles demeurées au pays natal.
Aux premiers temps de la guerre, elles pouvaient par des voies détournées recevoir des nouvelles de leurs proches. Mais au fur et à mesure que la furie guerrière déferlait sur le pays que l'oppression empirait, les nouvelles, en provenance du pays natal, se firent plus rares et plus sombres. Plus de lettres directes, mais, de ci de là, des nouvelles. De nombreuses familles polonaises emmenées on ne savait où. Des femmes nouvellement arrivées au camp faisaient état de déclarations d'Hitler de décimer le peuple polonais, en tant que " race inférieure " de l'anéantir.

Etait-ce déjà le sort des familles de nos jeunes amies polonaises ? Pour la plupart juives, qu'allaient elles devenir à leur tour ?
La plupart de ces jeunes filles avaient vécu à Paris depuis des années et n'avaient pas vu leur patrie et leurs familles depuis très longtemps. Presque des enfants encore, elles étaient parties de leur pays natal pour échapper aux programmes qui sévissaient en Pologne, pour aller rejoindre leur frère plus âgé, un oncle, un parent qui avait gagné la France pour survivre.
Quelques unes avaient travaillé dans la Haute Couture, dans la mode parisienne. Mais cela n'était qu'un moyen de subsistance provisoire, leur but était autre. A l'exemple de Marie Curie qui avait toujours aimé ardemment sa patrie polonaise, la plupart de ces jeunes filles polonaises, qui en avaient fait leur symbole, rêvaient de pouvoir, comme elle, étudier à la Sorbonne pour bâtir leur avenir. Même au prix de gros sacrifices tout comme Marie Curie l'avait fait.
C'est pourquoi utilisant leur doigts de fées, rapides et adroites, elles avaient commencé par travaillé dans la Haute Couture. Cette dextérité devait leur déblayer le chemin pécuniaire de l'Université. Hélas, au lieu de cet avenir, la guerre était arrivée avec Hitler. Loin de Paris et de la Sorbonne, loin de leur patrie et de leurs familles, elles étaient prisonnières et sans nouvelles des leurs dont elles ignoraient s'ils vivaient encore.
La petite Riva toute potelée et aux yeux bruns, de même que ses compagnes connaissaient alors le tragique sort des victimes de l'hitlérisme pourchassées à travers l'Europe.

Quelques mois après l'occupation de la France, une " commission allemande " composée d'hommes de la Gestapo et d'officiers SS était venue au camp pour inciter les allemandes " aryennes " à rentrer en Allemagne.
L'on comprend aisément que les anti-fascistes que nous étions aient refusé de comparaître devant la commission. Nous ne savions que trop bien ce qui nous attendait au " pays natal ". La première fois, cela s'était passé relativement bien et la commission s'était retirée sans insister. Mais bientôt d'autres commissions réapparurent.
La direction du camp fit rassembler toutes les femmes. Après l'allocution tranchante d'un SS, " tout le monde écoute ", et la sommation finale " Les aryennes à gauche, les juives à droite ", nous les allemandes sommes les premières visées ; alors nos jeunes amies polonaises non encore inquiètes se placent au premier rang, nous protègent de leur corps pour nous dissimuler aux inquisitions des hitlériens. Il semble que la petite Riva se trouve grandie par sa mission protectrice, levant plus haut la tête, se dressant sur la pointe des pieds.
Brave petite !


Vie quotidienne

Responsable !!!

Je vis un cauchemar formidable !
Je suis devenue responsable.
Oh, mes amies, cela signifie :
du matin au soir avoir des soucis.
Car chaque boulot et chaque scandale
tout, enfin tout ce qui tourne mal,
est à régler - et encore à l'amiable -
par la responsable.

Quand au poêle manque le charbon,
à cause des minuscules rations,
et les femmes grelottent et toussent,
à qui on s'adresse et qui l'on pousse ?
C'est l'estimable responsable.

Quand la grandeur du pain
fait du chagrin,
quand la soupe est trop liquide,
et les estomacs sont vides,
- malgré les navets -
à qui l'on se plaint d'un ton pitoyable,
à la responsable.

Quand les serviettes secrètes
sont incomplètes,
quand les chemises de nuit
ont couleur grise-écrue.
Et les chemises en échange
sont mouillées ou sans manches,
qui dérange-t-on alors ?
L'infatigable responsable !

Quand la distribution du sucre chez l'économe
de temps en temps étonne,
quand le café mélange - fantaisie
produit des ennuis
à cause du haut prix
on casse la tête d'une mine méprisable
à la responsable.

Quand les sabots sont volés,
les chaussons déchirés,
quand la vendeuse du tabac
n'est jamais là,
Si bol ou quart sont introuvables,
sur qui on tape ?
sur la responsable !

Pour obtenir un vase de nuit,
quand une cruche a disparu,
quand par le toit tombe la pluie,
quand on a peur des souris,
au secours on appelle la charitable responsable.

Mais quand elle demande des volontaires,
c'est le contraire.
Tout le monde fuit d'une vitesse formidable,
la responsable.

Et quant à la distribution du service,
ça c'est alors un pur caprice,
une invention invraisemblable
de la responsable.

Et l'heure de silence quotidienne,
quel phénomène
alors on la trouve insupportable
la responsable.

Quand à neuf heures on doit se taire,
et éteindre surtout les lumières,
alors on juge que la moins raisonnable,
c'est la responsable.

Et de l'autre côté,
elle court d'autres dangers :
la chef - surveillante, toujours en route
voit tout, elle sait tout et elle écoute,
et sans que l'on s'en aperçoive elle est là.
Et des réclamations en masse,
menacent la coupable responsable.

Et l'économe économise
seaux, torchons, balais et chemises,
et chaque demande qui lui est adressée
c'est un forfait
d'une exigeante, épouvantable responsable.

Pour ces vrais martyrs du camp,
élevez un modeste monument
avec l'inscription en charbon :
" Aux maltraitées, aux malmenées héros
de Rieucros. "

Marina Strasde, février 1941

 

Une certaine fête des mères

L'espoir se faisait prometteur en ce printemps 1943.
Les nouvelles qui nous parvenaient, en dépit de l'isolement où nous étions tenues, annonçaient qu'à Stalingrad, c'était, pour l'envahisseur hitlérien, le commencement de la fin.
Cependant que dans le silence du soir qui précède la nuit, d'étranges bruits au lointain présageaient pour nous les combats des maquis.
A l'unisson de ces espoirs, de ces combats, nous avions décidé, luttant en cela selon les possibilités de l'internement, de participer à la cérémonie organisée par l'assistante protestante, à l'occasion de la fête des mères, et de la transformer en manifestation.
D'autant plus que le commissaire du camp voulait profiter de la circonstance pour montrer, à ces pairs comme aux autorités de Gaillac invitées, qu'il était plus, selon sa propre formule, " le supérieur d'une sorte de pensionnat, qui le garde - chiourme d'un camp de sûreté nationale ".

L'assistante avait bien fait les choses. Un micro était à la disposition des internées dont certaines d'entre elles devaient chanter, dans les langues de leurs nations respectives, des berceuses aux accents du terroir.
Ces chants prenaient, en ce lieu, une étrange résonance face à ces mères arrachées à leurs enfants, et qui étouffaient leurs larmes mêlées d'émotion, de juste colère, d'indignation.
Quand arriva le tour de notre pays, la jeune Raymonde mit tout son cœur pour interpréter une vielle berceuse de France transmise, de génération en génération, pour endormir les tout-petits. Et plus de cœur encore, pour lancer à pleine voix cette finale inattendue " Libérez les mères ".

Alors de ces centaines de femmes et de mères rassemblées entre les baraques, ce même cri, longuement répété " Libérez les mères, libérez les mères " s'éleva portant ses échos par delà le Tarn, jusqu'au long des rues de Gaillac, et des foyers d'alentour.
Ce ne fut pas l'apothéose espérée par la direction du camp, mais une débâcle complète de ces messieurs et dames, détalant à toute vitesse à en perdre haleine.
Les internées de Brens, victimes de l'arbitraire, de la répression vichyste, avaient une fois de plus montré qu'elles n'abdiqueraient pas, et que " leur moral était à la hauteur de leur idéal ".

 


Départ pour la mort

26 août 1942

C'est à Brens qu'eut lieu cette tragique journée. Depuis quelque temps, nous savions que des menaces de déportation planaient sur nos soeurs antifascistes allemandes et polonaises qui vivaient dans une baraque proche de la nôtre. Nous nous préparions à toutes éventualités pour ce 26 août qui devait être le jour fatidique.
Chacune de celles qui l'ont vécu se souviennent des heures fébriles qui précédèrent, des entretiens émus avec nos soeurs allemandes, avec nos soeurs polonaises, de leurs ultimes recommandations en nous confiant leurs souvenirs les plus chers.

Chacune de nous ne peut oublier ce dernier soir, ces mains unies, ce chant murmuré " ce n'est qu'un au revoir " qui devait être hélas un adieu pour toujours.
Au petit matin, une nuée de policiers de l'extérieur accompagnés de la propre police du camp, des gardiens et gardiennes foncèrent sur la baraque 5, dénommée par les autorités " baraque des politiques étrangères ".
A l'appel des noms, dans un silence solennel, celles qui devaient rester se massèrent en un coin, faisant un barrage de leurs corps à leurs compagnes menacées.
Au cri de ralliement prévu, nous nous précipitions toutes, hors de nos baraques, pour venir au secours de nos camarades. Les forces de police étaient là, entourant chaque baraque, prêtes à tout pour nous empêcher d'agir.
Mais notre volonté de défendre nos amies juives et communistes, que les autorités de Vichy livraient aux hitlériens, était inébranlable.
Durant quatre heures, les forces répressives qui durent en faire l'expérience furent tenues en échec. Au cours de la mêlée, deux de nos camarades polonaises s'échappaient quelques instants. Avec un courage inouï, elles se mutilaient volontairement les jambes pour tenter d'éviter le départ, car d'un hôpital même farouchement gardé, l'évasion est plus facile que d'un camp de concentration assiégé.

Il faudrait des pages et des pages pour relater ces heures de lutte, ce corps à corps avec la police de toutes ces femmes, de toutes ces mères qui poursuivaient au camp le combat pour la liberté, qui les avait conduites en ces lieux.
Mais aussi que de lâcheté, de violence haineuse chez ce commissaire du camp, chez ces policiers armés jusqu'aux dents qui suaient de peur devant ces femmes aux mains nues, chez tous ces suppôts du régime pétainiste qui se faisaient ainsi volontairement les auxiliaires des nazis.
Car, en août 1942, cette partie de la France n'était pas encore occupée ; elle ne le fût qu'en novembre. Elle se nommait même - ô dérision - la " zone libre ".
Ces faits, comme tant d'autres semblables, montrent ce qu'il en était réellement. Nous n'avons pu, hélas, en ces heures douloureuses, avoir la loi. Clôtures, barbelés, gardes en armes qui entouraient le camp, policiers venus en renforts demeurèrent par la violence maîtres du terrain.

Mais ce qui demeura plus fort que tout, ce fût notre volonté farouche de remplir, jusqu'au bout, notre devoir de patriotes, notre devoir de solidarité internationale envers nos soeurs de combat.
C'est là, le sens des ultimes paroles d'une de nos compagnes que les gardiens tiraient à terre sauvagement par les cheveux, et qui s'arrachant brusquement de leurs mains, se dressa et s'écria, alors qu'elle était jetée brutalement avec ses compagnes - dont deux fillettes - dans le fourgon qui devait les emporter " La France, ce ne sont pas ces valets, ces bourreaux, mais vous, nos soeurs qui luttez pour la liberté. C'est cet ultime souvenir de nos communs combats que nous emporterons dans nos mémoires. Vive la France et son peuple généreux. "
Que des mesures répressives aient été ensuite prises contre un certain nombre d'entre nous, qu'importait ! C'était bien peu de choses à côté de l'horreur qui attendait les nôtres que personne ne devait plus jamais revoir.
Elles avaient fui l'hitlérisme. Elles étaient venues chercher refuge dans la France de 1936 qui continuait les traditions de lutte de notre histoire. Des traîtres à la Patrie, à la liberté, à la solidarité des peuples les ont livrées à l'occupant.
En commémorant leur souvenir, nous témoignons de ces réalités, en même temps que nous affirmons notre indéfectible attachement à la cause de la liberté, pour laquelle elles firent le sacrifice de leur vie.

 

Mais un jour ...

Les jours et les semaines passent, journées grises et monotones, pénibles nuits d'hiver. Un des ces matins, particulièrement froids, alors que nous faisions la queue pour la soupe (c'est-à-dire pour quelques louches d'eau chaude), arrive la surveillante générale de police du camp. Chacune a conscience qu'il va se passer quelque chose d'important. Même les plus affamées abandonnent la queue pour la soupe et la louche retombe lourdement dans la marmite. S'agirait-il des registres de la Gestapo ? murmure Eva, blême de peur. Elle a le cœur si sensible et supporte si mal les émotions.
De suite la gardienne chef, mademoiselle Vallot répond à nos interrogations muettes. " Quelques unes d'entre vous, dit-elle, vont quitter Rieucros ". " Mais pour aller où ? ". Nos gorges se serrent à la pensée de la menace qui peut peser sur nos jeunes vies. Nos regards doivent traduire notre commune angoisse quand, raidie dans son uniforme noir, d'une voix blanche, mademoiselle Vallot poursuit : " Nous ne vous livrons pas aux allemands ". Celles dont je vais lire les noms partiront dans une semaine pour Marseille et de là pourront quitter la France à bref délai (au cours de la guerre 39/40 quelques antifascistes étrangères résidant en France avaient pu obtenir droit d'asile au Mexique, ce qui leur permit d'échapper aux déportations massives qui eurent lieu à partir de 1942, celle de ce 26 août).
Parmi les noms appelés figure le mien. " C'est merveilleux, me dit mon amie Tonka qui, elle, ne fera pas partie du convoi, c'est merveilleux que tu partes définitivement. Mais surtout fais bien attention de ne pas revenir ".
Le camp est devenu trop étroit pour y loger, avec les étrangères devenues indésirables, les françaises qui ne cessent d'arriver, d'où notre départ précipité.

 

Le départ approche

De fiévreux préparatifs commencent. Les surveillantes, qui ont sans nul doute reçu des consignes sévères, ne cessent d'aller et venir dans notre baraque, épiant nos moindres faits et gestes, nos moindres propos.
Elles n'en reviennent pas de notre attitude. Elles n'arrivent pas à comprendre pourquoi celles qui vont rester sont plus joyeuses que celles qui partent. Mais comment pourraient elles comprendre que nous éprouvons de la peine à la pensée que nous devons laisser ici dans la détresse nos chères camarades ? Comment pourraient elles comprendre que nos compagnes sont heureuses de nous voir quitter ce maudit Rieucros. Non, elles ne peuvent comprendre, elles qui n'ont pas hésité à s'enrôler dans cette méprisable fonction de garde-chiourme, quelle solidarité, quelle affection profonde lient toutes ces participantes d'un même combat.
" Vous emportez chacune un peu de nous qui vivra en vous " dit la petite Dina. " Un peu de notre cœur restera ici avec vous " murmure à son tour Hilda " Avec vous, il continuera d'espérer pour la victoire de notre cause ".
" Demain matin, à 6 heures, partiront 24 femmes " annoncent les affichettes apposées dans toutes les baraques. Personne ne peut dormir cette dernière nuit. Pour la énième fois, Tonka et moi-même répétons nos mutuels conseils. " Viens un peu hors de la baraque, puisque tu ne dors pas, ici l'atmosphère est pesante " chuchote Aïda. Dehors il fait un froid glacial, mais nous ne le sentons pas, il y a tant de chaleur en nous ce soir. " Que vas tu faire quand tu seras libre ou plutôt tout à fait libre " m'interroge Aïda. " Je ne sais pas encore, sans doute je reprendrai mon métier de journaliste, mais qu'importe, je ferai ce que l'on me demandera, ce qui sera nécessaire. Et toi ? ". " Moi aussi, soupire-t-elle, je ferai n'importe quoi, je me sens si malheureuse, si inutile avec mes mains vides ".

 

Le dernier matin

Il fait encore nuit lorsque nous nous levons le lendemain matin. Dans le camp, un silence inhabituel règne. La neige, qui est tombée en abondance toute la nuit, ouate le moindre bruit. Toutes rassemblées, nous attendons l'ordre de départ. La camionnette à la bâche blanche est déjà là.
" Chantons une dernière fois, ensemble ", propose Zoska qui entonne le chant des adieux. Bientôt le chant gagne l'ensemble du camp. Et, comme en écho, des baraques les plus lointaines, nous parvient l'au-revoir de nos compagnes.
Arrêtée au seuil de la baraque, Mlle Vallot se fige comme au garde à vous, tant lui en impose le spectacle émouvant de ces femmes qui se tiennent par la taille, dont les mains s'enlacent et dont les yeux expriment toute la noblesse et la pureté de leur combat.
Mais l'ordre est venu " Rassemblez vous ". Il va falloir nous quitter. Dehors l'obscurité est toujours complète, et sous un ciel bas, la neige tourbillonne de plus en plus fort. Le moteur de la voiture ronronne impatiemment, c'est l'heure des derniers adieux : " Demeurez en bonne santé ", " Saluez ceux qui sont dehors ".
Mes yeux ne peuvent se détacher de mes compagnes et mes pensées interrogent leur avenir " Peut-être t'ai je entendu pour la dernière fois, Zoska ? Peut-être ne nous reverrons nous plus jamais, belle Manuella ? Et ton faible cœur Eva résistera-t-il ? Viendras tu nous rejoindre ? ". Ensemble nous avons vécu tant de choses, nous avons supporté la faim et la dysenterie, nous avons été interrogées par la Gestapo, nous avons enterré Pépé la folle et le petit enfant. Et voilà que mes yeux, que nos yeux à toutes, s'embuent de larmes.
Mais la voiture démarre. Nos compagnes nous font d'ultimes signes d'adieux. Nous les embrassons toutes du regard. Jusqu'au portail du camp nous apparaissent leurs visages de plus en plus lointains, un dernier mouchoir blanc qui s'agite dans la neige et le matin gris. Et nous parvient un dernier écho qui nous accompagnera, longtemps au cours des années que nous allons vivre " Ce n'est qu'un au-revoir ".

 

Adieu au camp

Un an au camp
comme une suspecte
pourtant, j'étais toujours correcte.

Je suis une étrangère,
une simple ménagère,
mon homme est prestataire
en Algérie - v'là ma vie.

Maintenant, quelle chance, c'est décidé
on me redonne la liberté
comme prime pour bonne conduite.
Jamais punie, jamais en fuite
je respectait tout et entier
les lois du Saint fil barbelé.

Sage je faisais toujours la queue
soit pour le lait, soit pour dîner
ne me plaignais jamais, jamais
du surplus d'eau dans le manger.
Quel délice le bout de pain !
Le goût du choux, c'est mon béguin.

Et que de choses que j'ai appris !
La chemise de nuit au camp ici
se met huit jours. Pour l'autre semaine
on la met à l'envers sans gêne.
Et cela donne rapidement
une chemise propre, c'est épatant !

Oh, que de choses j'appris au camp
je n'ai vraiment pas perdu mon temps,
j'ai travaillé enthousiasmée
pour les services fil barbelé.
Comme volontaire chercher du bois
la première des premières, j'étais là, j'étais là !
Et pour le service de ménage
je suis à la page, oui à la page .
Quand on appelle " Service du seau ! "
Je le vidais, tout comme il faut.

Je suis pour tenue convenable,
j'aime bien être irréprochable.
Pour cela je teins à me laver
tous les matins en habit complet.
Et j'ai horreur - autour de moi
tant de nudisme - fis ce qu'on voit !

Enfin, en sortant du fil barbelé
je suis au courant de plusieurs métiers,
car mon service de cabinets
est impeccable et parfait,
que je n'ai pas à craindre même à mon âge
le triste sort d'être au chômage.

Ainsi comme dompteuse de rats et souris
que j'ai dressés en centaines de nuits
les cirques mondiaux, chaque foyer
à genoux vont tous me demander
les trucs dont je me suis servis
à la baraque pendant les nuits.

Mais j'ai le désir de plus en plus
fort d'ici à emporter un vrai trésor.
C'est le célèbre, le bienconnu
le soi-disant vase de nuit :
il m'a servi de jardinière
il m'a servi de cafetière
pour la lessive également,
en un mot, oui c'est épatant !

Muni de ceci, je peux créer
quelque part mon humble foyer.

Je suis une étrangère,
une simple ménagère
mon homme est prestataire
en Algérie - v'là ma vie.

Marina Strasde, 10 nov. 1940


Avec un demi-siècle de recul

Souvenirs et reflexions

Comme les jours semblaient longs au camp. Que de pensées traversaient nos têtes pendant ces mois et ces années. Et combien de discussions pendant ces promenades le long des barbelés couverts de planches, dans ce petit chemin que nous appelions " l'allée des soupirs ".
Pour nous autres, femmes antifascistes allemandes internées au camp, c'était surtout, dans le cadre du drame mondial, l'avenir de notre pays qui nous préoccupait. Notre peuple comprendrait-il la nécessité devant son propre destin d'en finir avec la honte du régime hitlérien et en trouverait-il la force ? Ou bien faudrait-il, pour que cela change, que notre pays soit d'abord complètement écrasé de l'extérieur ? Pourrions nous rentrer un jour dans notre patrie ? Et dans quelles conditions ? Ou resterions nous, pour toujours en pays étranger, des étrangères indésirables ?
C'était déjà assez dur d'être captives. Mais le pire pour nous était l'impossibilité de poursuivre la lutte antifasciste que nous avions menée avant et après l'avènement de Hitler, cette lutte que nous avions continuée dans l'émigration après avoir été obligées de quitter l'Allemagne. Il faut souligner que bien des anciennes de Rieucros et de Brens ayant quitté le camp avant la libération ont participé à la Résistance.

 

Le pommier

C'était un de ces matins, quand l'air a le goût du lait frais. Le ciel était très haut au-dessus de nos têtes, d'un bleu rayonnant et profond à la fois. Le pommier devant le bâtiment de la garde du camp, un arbre plutôt petit, noueux et tordu, était en pleines fleurs. Placé au bord de l'élévation du chemin principal de Rieucros, on le voyait de partout.
C'est difficile à expliquer, mais cette beauté, touchante et absolument pure au milieu de la laideur habituelle du camp, m'est restée inoubliable comme une grâce inattendue, comme une promesse, plus comme la certitude inébranlable que la vie continue et qu'elle est plus forte que toutes les polices et tous les bourreaux du monde. Quel réconfort, quelle joie !
Chaque printemps depuis lors, quand les arbres se couvrent de dentelles blanches ou roses et que les abeilles commencent leur danse autour de ces gigantesques bouquets, je me souviens de ce matin à Rieucros. Je sens de nouveau l'odeur des baraques, j'entends le grincement des roues du camion amenant de nouvelles internées, mais aussi les voix si familières de mes amies annonçant : " La soupe ! " ou mieux encore : " Le courrier ! ".
Des dizaines d'années se sont écoulées et tout vit encore en moi. Quand je raconte aux jeunes gens d'aujourd'hui comment on nous a forcées à vivre derrière les barbelés, les évocations de telles horreurs sont pour eux heureusement presque inimaginables, de même que les camps de la mort et les souffrances qu'y connurent tant d'être humains. Mais cette petite histoire du pommier tordu, soudainement en fleurs devant nos yeux avides de beauté, les touche. C'est elle qui les aide à comprendre ce que signifie être privé de l'essentiel nécessaire à chaque être humain, d'être forcé de vivre sans liberté.
A-t-il toujours son importance, le petit pommier de Rieucros ? Il me paraît que oui. Car avec l'espoir que l'Europe achèvera enfin d'exister désormais hors de la menace d'une nouvelle guerre, c'est la vraie liberté de l'homme que nous devons en même temps assurer. Cela aussi, sans doute, fait partie de la responsabilité dont nous nous sommes chargées devant nos compagnes du camp, qui ne sont plus et qui ne reverront plus jamais les printemps fleuris.

Lenka REINEROVA

 

Quand on s'embrasse comme çà

Cela fait déjà quelques années, j'assistais à une conférence syndicale à Prague. Un soir, il y eut un banquet pour tous les participants tchécoslovaques et étrangers. En m'asseyant, alors que je bavardais avec mes deux voisins, tout à coup je levais les yeux, poussais un cri et me mis à courir le long de la table où se pressait beaucoup de monde. En face de moi, une femme d'un certain âge fit la même chose, poussa un cri, et se mit à courir. Alors nous sommes tombées dans les bras l'une de l'autre. Quelqu'un derrière nous disait : " Elles se sont sans doute connue au camp, quand on s'embrasse comme çà ... "
C'était vrai. Estella, de son vrai nom Teresa Noce, la député du Parti Communiste italien, et moi-même, étions ensemble au camp de Rieucros, dans les montagnes de Lozère, pendant les premières années de la guerre. Nous y étions, et maintenant nous avions la chance et le bonheur de nous rencontrer, vivantes toutes les deux. Mais combien de nous manquaient ? Nos filles polonaises, les femmes espagnoles et allemandes, et tant et tant d'autres.
C'est curieux, comme chacune d'elles est à jamais fixée dans ma mémoire. L'une avec son rire contagieux, l'autre avec sa haine farouche du fascisme, et de tout ce qui peut s'apparenter à cette honte de l'humanité.
Une autre encore, avec sa voix chaude et son regard courageux. Elles m'aident souvent, nos chères camarades du camp, mortes depuis près de trente ans. Chaque fois qu'il s'agit de prendre une décision importante, d'engager un pas principal dans la vie - et notre vie ne manque pas de telles occasions - elles sont présentes, nos chères compagnes assassinées. Elles sont là, près de moi, comme partie vivante de ma conscience, comme un engagement permanent de promesse de " tout faire, vraiment tout, afin que jamais plus une jeune fille, une femme ne disparaisse derrière les fils barbelés d'un camp, pour que plus jamais il n'y ait, nulle part dans le monde, des êtres humains qui subissent l'horreur des camps de concentration ".
En pensant à vous toutes, je vous embrasse, mes anciennes compagnes.

Votre Lenka, Prague, 2 oct. 1970.